Noh Jin Kyung

"J'ai fait de ton sourire mon oxygène."

D'après Platon les âmes soeurs ne sont rien d'autres qu'un seul être qui a jadis été séparé comme punition à son amour du pouvoir. Contrairement à ce que l'on peut penser, ces êtres n'avaient pas le pouvoir de l'amour. Depuis ils seraient voués à chercher leur moitié dans ce vaste monde afin de se sentir complet. Mais on se fiche de cette légende, n'est-ce pas ? Les âmes soeur sont bien deux êtres qui une fois réunis ne forment plus qu'un. Comme s'ils étaient enfin en harmonie totale. C'est certainement cela ; je ne peux pas croire en des êtres assoiffés de pouvoir et punis pour leurs péchés. Pas avec la personne qui est mon âme soeur. Pas avec lui. Pas mon Jin Hyun. Il est ce que j'ai de plus précieux au monde, une partie de moi. Jamais il ne pourrait être cette créature avide de pouvoir. Les âmes soeurs nous emplissent de bonheur. Elles sont pures. Elles sont tout.

 
Ma naissance fut banale, comme celle de tant d'autres enfants nés en hiver. Une nuit froide et glacée dans le sud de la Corée. C'est trois années plus tard qu'arriva le miracle ; notre petit miracle. Âgée de trois ans à peine, je me tordais le cou et me grandissait sur la pointe des pieds pour voir ses joues joufflues. Dès le premier regard je l'ai aimé. La solitude et moi n'avons jamais été amies, j'attendais la venue au monde de ce petit prince avec une impatience presque intenable. Qu'est-ce que je devais être embêtante à toujours réclamer de la compagnie de cette manière ! A toujours vouloir de ce petit frère ! Nos parents étaient heureux de ce joli portrait de famille. Et au fond de moi je savais que je venais de trouver celui qui prendrait la place au sommet de mon coeur.

L'enfance est l'âge de l'insouciance. Je transportais mon frère partout avec moi, comme une grand-soeur bien trop collante. Il était mon petit trésor que je voulais protéger des voleurs. Les enfants n'étaient pas toujours tendre avec lui à l'école, dès que je le pouvais je faisais barrage et le protégeait de toutes mes forces. Il ne se plaignait pas, ne réclamais rien. C'était ma mission de veiller sur lui. Et puis qui d'autre l'aurait fait ? Au fond je savais bien que papa et maman ne le faisait pas exprès, que ce n'était pas voulu d'être si peu présent. Mais je n'étais qu'une enfant. Longtemps je leur ai reproché de nous délaisser, de nous abandonner. Je n'étais pas une gentille petite fille. Toujours à leur faire des reproches. Les voitures que papa réparait dans son garage lui prenaient tout son temps et la crèche où maman s'occupait des enfants était bien trop loin. C'était mes parents, c'était les parents de Jin Hyun ; il n'avait pas le droit de faire passer d'autres affaires avant nous.

D'une certaine manière c'est la danse qui m'a calmée. Avec mon petit-frère nous prenions des cours deux fois par semaine, répétant sans relâche. Ce sport me canalisait, me permettait de me défouler. Jin Kyung la pile sur patte pouvait enfin vider ses batteries. Je suis devenue plus douce, moins colérique, moins enquiquineuse. Ma joie fut immense lorsque papa nous aménagea le sous-sol de la maison afin que ses deux enfants puissent répéter. C'était notre petit studio de danse. J'étais si heureuse que je sautillais sur place, ne sachant comment m'exprimer autrement. Les heures passées dans cette salle ne peuvent même plus se compter. C'était mon bout de paradis, mon morceau de ciel. La passion a grandi dans mon coeur, m'animant de plus en plus. La musique résonnait sans cesse dans ma tête et chaque pas que je faisais me donnait envie de danser.

Le chant devint rapidement une autre de mes passions. La musique dans les oreilles, les pieds visés au plancher, je répétais ma chorégraphie sans relâche tout en tentant de suivre le rythme de ma voix. J'ai fini par m'inscrire à des cours de chant pour réellement m'améliorer. Entre le piano, la danse et le chant je n'avais pas beaucoup de temps pour moi ; temps que je passais essentiellement avec mon petit-frère. Il a même fini par prendre des cours de chant à son tour avant d'abandonner une année et demie plus tard. Nous tentions de toujours être ensemble, comme deux êtres inséparables. C'est naturellement que l'on s'est inscris à d'autres cours afin d'agrandir notre connaissance et de connaître plus de styles de danse; des styles différents et variés. M'exprimer à travers la danse était devenu un besoin. Comme une seconde nature.

Ma vie a basculé le 25 novembre 2012. Il m'arrive encore d'en faire des cauchemars. La lumière aveuglante, le crissement des pneus, l'odeur écoeurante d'essence, la douleur lancinante dans mes membres. C'est en sueur que je me réveille, m'accrochant aux draps comme à une bouée, vérifiant que je ne suis pas prise au piège dans cette horrible voiture. Pour les déplacements je suis obligée de prendre sur moi, de me faire force pour grimper dans le car et prier pour qu'il ne nous arrive rien. Parfois je m'en veux, me culpabilise ; c'est de ma faute si tout cela est arrivé. Si l'on revenait du gala de danse. Si mon père était pris par ma fougue à lui raconter ma prestation. S'il n'a pas vu le conducteur fantôme. Si les voitures se sont embrassées. Si mon frère est tombé dans le coma. Si mon frère est devenu amnésique. C'est certainement pour cela que je danse plus encore depuis l'accident, que je ne cesse de m'occuper pour ne jamais avoir à y penser. Comme si être entourée ou obnubilée par autre chose m'aidait à ne jamais y penser. Comme si cela m'aidait à éclairer mes pensées et repousser les ténèbres que représentent l'accident.

Quatre jours. C'est le temps qu'il a fallu à mon frère pour se réveiller. C'est le temps que j'ai passé à ses côtés. D'ordinaire attirée par les jus je n'ai cessé de boire du café. Des cernes noires marquaient mes yeux de ces quatre journées sans sommeil, éveillée au chevet de Jin Hyun. Les médecins et infirmiers ont tenté de me déloger de cette chaise. Impossible. Ils ont fini par capituler et me laisser veiller sur le petit. Je guettais ses moindres sons, sa respiration et ses mouvements. Les larmes noyaient mes joues, brûlant ma lèvre blessée. Mais je ne ressentais pas cette douleur. Seul la joie de le retrouver gonflais dans mon coeur. Mon bras dans le plâtre m'importait peu, tout comme ma cheville bandée. Seul ses yeux à nouveau ouverts sur mon visage comptaient. Il était à nouveau là, avec moi. Toute la peur de ces quatre jours, celle qui avait grandie dans mon estomac, s'envola comme on souffle sur les pétales d'une fleur. Il était là, et c'est tout ce qui m'importait.

Un seul problème se posa très vite face à nous. Sa mémoire. Tel un disque dur qui s’éteint, Jin Hyun avait perdu tous ses souvenirs. Dans cette malchance nous avions eu la chance de tous être épargnés. Seules plusieurs blessures qui pouvaient aisément être réparées parsemaient nos corps. Mais mon petit-frère était devenu amnésique et penser que dix-sept années de sa vie venaient d'être rayées me rendait malade. Je lui ai alors fait la promesse de l'aider à se souvenir, de tout faire remonter à la surface. Et ça a plus ou moins bien fonctionné. Il se souvient petit à petit de certaines choses, de certaines anecdotes. C'est un progrès immense par rapport au début ! Je lui cuisine ses plats préféré, reproduit nos chorégraphies, lui montre les dessins animés qu'il adorait. Tout ce qui peut déclencher un dé-clique, faire tourner un rouage dans son cerveau pour en entraîner d'autres. Parfois je me dis que c'est injuste, que je devrais être à sa place. Que l'accident n'aurait pas dû le toucher. Pas lui. Mais il me rappelle bien vite que je n'y suis pour rien. Me rassurant, effaçant ces tristes pensées.

Six longs mois d'arrêt, tel a été le repos forcé qu'a entraîné mes blessures. Il faut vous avouer que j'étais devenu folle. Jin Kyung qui ne doit pas bouger. La plus grande ironie qui puisse exister. Pourtant c'est ce que j'ai fait. Mes blessures devaient guérir vite. Moins je bougeais et plus rapidement je pouvais reprendre la danse. Une année après l'accident nos parents ont décidé de déménager pour Séoul, soit l'autre bout du pays. Ils voulaient que l'on recommence tout à zéro. Vivre à Busan était devenu trop pesant, trop empli de lourds et durs souvenirs. C'était bien trop difficile pour eux. Nous sommes donc simplement parti, comme un coup de vent. Maman a trouvé une nouvelle crèche et papa un nouveau garage. Au départ j'ai eu beaucoup de mal. Busan et Séoul sont deux villes si différentes ! Mais j'ai fini par m'y faire, y trouvant même mon bonheur. Comment ? J'ai passé des auditions à la Star Ent. A mon grand bonheur j'ai été admise, n'en revenant presque pas. Mon petit-frère m'a rejoint quelques mois plus tard, attendant sa majorité avant de s'engager. Il ne rêve pas de célébrité comme moi, ni de rejoindre un groupe ou de chanter sur scène. Il veut seulement danser, vivre de sa passion. Et ça fait du bien de le savoir près de moi. Même si l'agence est dure avec moi -j'ai vingt-deux ans et je n'ai pas débuté- ; j'essaie de donner le meilleur de moi-même pour réaliser mon rêve.